Blogue du CIRST
La médicalisation des grossesses gémellaires et leur désignation comme évènements à risque, 1930-1980 : entrevue avec Karine Forget
Karine Forget, étudiante à la maîtrise sous la direction de Julien Prud’homme, souhaite préciser la place des grossesses et accouchements de jumeaux dans le processus plus général de la médicalisation de la naissance. Elle nous raconte comment elle est venue à travailler sur ce sujet, comment elle a vécu et réalisé sa collecte de données et ce qu’elle espère comme retombées pour ses travaux.
Quel est votre sujet de recherche et comment avez-vous été amenée à y travailler ?
J’ai été amenée à réfléchir sur la gémellité lorsque je suis tombée enceinte de jumeaux en 2010. Étant donné que j’avais perdu mon suivi sage-femme à cause de la gémellité, je me suis posé beaucoup de questions au sujet de la médicalisation de mon suivi et de mon accouchement. Par la suite, je suis devenue accompagnante à la naissance et j’ai eu la chance d’assister à plusieurs naissances de jumeaux. J’ai rapidement pu me faire une bonne idée de ce qu’étaient les conditions normales dans le suivi et l’accouchement de jumeaux, ou, pour le dire autrement, la « norme gémellaire ». Un jour, une femme qui a accouché de jumeaux en 1974 m’a raconté son accouchement. Son récit m’a paru troublant et je me suis dit que ce serait bien d’établir ce qui était la norme gémellaire à l’époque afin de déterminer si son expérience s’écartait réellement de cette norme. En cherchant un peu comment répondre à cette question, je me suis tournée vers le programme d’études québécoises de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). J’y ai fait une demande d’admission en présentant d’emblée mon projet.
Comment se déroule ou s’est déroulée la collecte des données pour votre projet ? Avez-vous des résultats préliminaires et si oui, qu’est-ce que leur analyse tend à démontrer quant à votre hypothèse de départ ?
J’ai adoré faire ma collecte de données et le tout s’est très bien déroulé. Le défi, c’était de trouver quel type de sources allait pouvoir m’aider à identifier la norme gémellaire. Je n’ai pas pu, à cause du contexte de la COVID-19, accéder aux institutions hospitalières comme je l’aurais souhaité. Ça ne m’a pas arrêtée pour autant. Je me suis rendue au Musée des Hospitalières pour consulter de vieux manuels d’obstétrique, puis au service des archives de l’Université de Montréal où j’ai trouvé quatre boîtes de documents en lien avec le département d’enseignement de l’obstétrique. La numérisation des articles de journaux disponibles sur le site internet de la BAnQ a aussi grandement facilité les choses.
Récemment, j’ai aussi fait un sondage auprès de femmes qui ont accouché de jumeaux entre 1930 et 1980. J’ai réussi à recueillir onze témoignages, ce qui a contribué à donner une voix aux principales intéressées de mon travail. Le croisement entre des sources plus classiques (documents, fonds d’archives, etc.) et des témoignages est un aspect de mon travail auquel je tiens.
Finalement, j’ai épluché un à un les numéros de la revue spécialisée l’Union Médicale du Canada pour recenser les mentions d’accouchements de jumeaux. J’ai eu de belles surprises ! J’ai par exemple trouvé un article rapportant une étude faite sur les jumeaux dans les années 1940, au Québec, avec beaucoup de statistiques spécifiques aux gémellaires. Après toutes ces étapes, j’ai pu présenter mes résultats préliminaires lors d’un colloque étudiant où j’ai reçu une mention spéciale. J’ai enregistré cette conférence.
Sur la durée que prend en compte votre recherche, comment semblent avoir évolué les rapports médecin/patient·e qui découlent de cette perception du risque ? Et plus récemment, que diriez-vous de ces relations ?
Mes données montrent que la médicalisation a été intériorisée par les gens, si bien qu’à travers les époques et encore de nos jours, on constate que très peu remettent en question la gestion du risque lors des grossesses gémellaires. Or, j’ai décelé deux moments de rupture à ce niveau. Le premier est en 1950, lorsque la grossesse gémellaire, qui était avant cela eutocique (normale), est devenue dystocique (pathologique). On le constate d’ailleurs clairement dans les manuels d’obstétrique.
La deuxième rupture s’est produite en 1980, au moment de la création des cliniques de grossesses à risque (GARE), alors qu’on a donné à la grossesse à risque une définition de plus en plus inclusive, médicalisant du même coup de plus en plus de cas. Avec le temps, l’accouchement de jumeaux est donc devenu une performance médicale. Avant 1950, on peut voir, par exemple dans les journaux, que l’exploit d’accoucher de jumeaux était attribué à la femme, mais après 1950, c’est plutôt le médecin qui est crédité pour l’exploit.
Est-ce que votre problématique a dû être retravaillée ? Si oui, est-ce au regard de vos premières analyses ou bien à cause d’un élément extérieur (nouvelle politique publique, nouvelle loi, actualité) ?
Ma problématique est demeurée toujours la même, et ce depuis le début. J’ai eu la chance d’avoir une idée très précise de ce que je voulais faire comme recherche, et ce avant même d’être acceptée au programme de maîtrise. Je savais exactement où je m’en allais et j’avais déjà une bonne idée de comment j’allais pouvoir y parvenir. Avec l’aide de mon directeur de recherche et de mes professeurs, j’ai cependant fait plusieurs reformulations qui m’ont aidée à être plus précise, plus articulée.
Quelles retombées aimeriez-vous que ce travail ait auprès des professionnel·les de la santé et de la périnatalité ?
J’aimerais qu’on puisse utiliser mon travail dans le cadre d’une sérieuse remise en question de la pathologisation de la gémellité ainsi que de la définition de la grossesse à risque élevé. Dans un monde idéal, ma recherche pourrait aider à amorcer une démédicalisation de la gémellité et permettre un accès aux services de sages-femmes pour les cas de grossesses gémellaires, puisqu’à l’heure actuelle il est impossible au Québec pour une femme qui attend des jumeaux de se faire suivre par une sage-femme.
En quoi, selon vous, ce sujet est-il pertinent et vos recherches nécessaires, dans une perspective STS ? Quel public et quelles communautés, au Québec ou ailleurs, est-il susceptible de rejoindre ?
Étudier l’histoire de la norme gémellaire m’a permis de documenter comment la technologie a pu avoir un impact sur les acteurs sociaux en périnatalité, notamment avec l’arrivée des cliniques GARE dans les années 1980. Les impacts ont été réels sur la gémellité, mais aussi sur les accouchements vaginaux après césarienne ou encore l’accouchement lorsque le bébé est en siège. En ce sens, je pense que mes recherches pourront rejoindre un assez large public.
Croyez-vous que le rattachement à un centre de recherche influence votre parcours d’études ? Si oui, de quelle façon ?
J’ai eu accès à plein d’informations très pertinentes et intéressantes. Je sais qu’il y a aussi différentes formations, mais je n’ai pas eu la chance de participer à l’une d’entre elles, jusqu’ici. L’avantage le plus direct que j’ai eu en étant rattachée à un centre de recherche a été la bourse d’aide à la diffusion que j’ai obtenue pour participer, en France, à un colloque sur les pratiques et discours de l’enfantement en janvier 2022 (NDLR: le 27 janvier).
Pour conclure, quel emploi aimeriez-vous occuper à la fin de votre parcours universitaire ? En quoi vos études actuelles vous permettront-elles, selon vous, d’y parvenir ?
Je n’ai pas encore une idée très précise de ce que je compte faire après mes études, mais j’ai plein d’options ! J’aimerais enseigner l’histoire au cégep, c’est un peu dans ce but que je suis retournée aux études, au départ. Si je trouve un poste de recherche en histoire de la santé, ou encore en lien avec la périnatalité en général, ce serait aussi une belle opportunité. J’ai aussi un projet secret de podcast qui a pour point de départ l’idée de démocratisation des sources primaires : je veux sensibiliser « monsieur madame Tout-le-Monde » à l’importance de leurs propres archives et partager avec eux ce grand frisson qu’on a, quand on touche à un document inédit qui n’a pas été ouvert depuis plus de 50 ans. Cette initiative serait par là une occasion pour moi de vulgariser le rôle primordial des historiens et historiennes en société.