Blogue du CIRST
L’utilisation des recherches scientifiques dans la formulation des politiques publiques : obstacles et opportunités
Lise Frehen et Louis-Robert Beaulieu-Guay, deux membres de la communauté étudiante du CIRST nous livrent un article revenant sur un sujet de plus en plus d’actualité : la science et les politiques publiques. En plus d’un état des lieux, l’auteur et l’autrice – dont le sujet de doctorat a pour thématiques ces mêmes politiques – rappellent l’importance de conserver un regard critique sur l’évolution de la situation.
Avec l’émergence de la pandémie liée à la Covid-19, l’opinion publique a découvert un mouvement de formulation des politiques publiques qui existait déjà depuis plusieurs décennies : le développement de politiques établies sur des données probantes, ou evidence-based policymaking (EBPM). Géographiquement, l’EBPM est né aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans son acception stricte, ce mouvement propose d’appliquer directement les résultats des recherches scientifiques – études quantitatives en tête – à la décision politique (Choi et al., 2022). Pour les décideurs politiques, l’intérêt de cette approche réside dans le fait qu’elle leur permet de mettre en place des politiques publiques dans lesquelles les ressources, principalement monétaires, sont allouées aux programmes les plus susceptibles de résoudre efficacement le problème traité (Haskins, 2018). Bien qu’appliquée au départ aux politiques de santé, cette tendance a commencé à gagner du terrain dans d’autres domaines de la vie publique, notamment pour les politiques sociales ou migratoires, dans les années 2000 (Baron, 2018). Sur le continent européen, l’EBPM est apparu dans les années 1970 au Royaume-Uni. Il s’agissait de transposer les principes de l’evidence-based medicine aux politiques publiques (Sayer, 2020). Sa réémergence, en 1997, dans la société (britannique) est liée au gouvernement travailliste de Tony Blair qui a voulu utiliser cette approche afin de développer des politiques cohérentes et efficientes (Boaz et al., 2019). À partir des années 2000, l’EBPM est devenu de plus en plus populaire auprès des gouvernements, mais aussi des organisations supranationales. Depuis lors, sous l’égide de l’OCDE, et ensuite également de la Commission européenne, cette pratique n’a cessé de se diffuser auprès de différents gouvernements dans le monde (OCDE, 2021).
Quelles sont les raisons de la faible utilisation des ressources scientifiques pour les politiques publiques ?
Des chercheurs ont notamment démontré qu’au sein des agences gouvernementales canadiennes, seulement 9 % des recherches scientifiques disponibles ont influencé des décisions alors que 53 % des recherches produites par des universités n’ont pas ou peu eu d’impact sur le travail des agents de l’administration (Landry et al., 2003). Selon ces chercheurs, les recherches scientifiques influencent tout de même plus les décisions politiques que ce qui était attendu.
Malgré cet engouement pour l’EBPM, les chercheurs ne cessent de constater une faible utilisation des recherches scientifiques dans le développement des politiques publiques.
Plus récemment, d’autres chercheurs ont montré qu’au sein des agences des régulations américaines, certaines sources sont considérées comme plus importantes, et par conséquent davantage prises en compte, que les recherches scientifiques (Desmarais & Hird, 2014). Parmi ces autres sources sont mentionnés les think tanks, les publications gouvernementales, ou les articles de presse (Costa et al., 2016).
Il existe plusieurs types d’obstacles à l’utilisation de la recherche scientifique pour la conception des politiques publiques. Nous en dressons ici une liste non exhaustive. Tout d’abord, les agents responsables de la formulation de politiques publiques ne sont pas toujours sensibilisés à l’existence ni à l’utilisation des recherches scientifiques (Ouimet et al., 2017). Il arrive également que ceux-ci ne connaissent pas l’existence d’articles scientifiques pertinents, en raison d’une diffusion non optimale des résultats de la recherche scientifique (Lawrence, 2022). Malheureusement, lorsque des études scientifiques sont connues des services responsables de développer des politiques publiques, il arrive également que ce soit l’accès à celles-ci qui pose problème (Ouimet et al., 2023). Effectivement, les organismes publics ne souscrivent que rarement aux abonnements donnant accès aux revues scientifiques. Cela entraîne un problème d’accessibilité pour les agents : malgré leur connaissance de l’existence de ces ressources scientifiques, ils ne peuvent pas engager de dépenses afin d’y avoir accès (Lawrence, 2022).
Par ailleurs, d’autres faits justifient également cette faible utilisation de la recherche dans les politiques publiques. La temporalité différente de l’action publique et de la recherche scientifique en fait partie. Alors que la recherche scientifique s’effectue généralement sur un temps long, l’action publique, quant à elle, a tendance à avoir une temporalité assez courte. Cela entraîne un décalage temporel entre l’identification, chez les décideurs publics, d’un besoin en ressources scientifiques fiables sur un problème politique précis, et la disponibilité de ces ressources (Oliver et al., 2014). À ce décalage s’ajoute celui qui existe entre ce que les recherches scientifiques produisent et ce dont les décideurs ont besoin (Li et al., 2022). En effet, la tendance actuelle est à l’utilisation de données quantitatives alors que les besoins en ressources portent sur des domaines de la politique publique pour lesquels les chercheurs sont, en majorité, capables de produire des données plutôt qualitatives.
Existe-t-il des opportunités afin d’améliorer l’utilisation des ressources scientifiques ?
La recherche tend à démontrer que plusieurs leviers d’action sont disponibles afin d’améliorer la prise en compte des recherches scientifiques dans le développement des politiques publiques. Un premier levier sur lequel agir afin d’améliorer l’utilisation des recherches scientifiques dans l’élaboration des politiques publiques est de rendre les résultats de recherches plus facilement accessibles. Cela passe notamment par une augmentation de l’offre de publications en accès libre (Open Access) (Lawrence, 2022). Par ailleurs, bien que la liberté académique ne doive pas être entravée par le politique, rapprocher les sujets de recherche des enjeux qui font l’actualité pourrait rendre les résultats plus pertinents pour la formulation des politiques publiques (Gunn & Mintrom, 2021). À ce effet, il pourrait être intéressant, lors du développement des projets de recherche, de veiller à ce que ceux-ci soient en phase avec les problèmes politiques qui occupent les administrations et les décideurs politiques (Cairney, 2016).
Du côté des décideurs politiques, des pistes d’amélioration existent également. Certaines procédures favorisant l’utilisation des données probantes existent déjà dans plusieurs pays (Canada, Royaume-Uni, États-Unis, Australie, etc.), pour certains types de législation (Beaulieu‐Guay et al., 2021; Deighton-Smith, 2007; Fritsch et al., 2017). Elles ont été instaurées sous l’impulsion de l’OCDE : depuis 2015, la Commission européenne, à travers sa stratégie de Better Regulation, a lancé une procédure d’étude d’impacts quasi obligatoire pour ses propositions législatives (Listorti et al., 2020). Finalement, les relations entre administrations, décideurs politiques et scientifiques devraient être renforcées. Il apparaît que la communication entre la communauté scientifique (qui produit les résultats) et la sphère administrative et politique (qui a besoin de ces résultats) n’est pas toujours optimale (Cairney & Oliver, 2017). Au cours des dernières années, des initiatives dans ce sens ont été lancées (NDLR: voir aussi cet article). Parmi celles-ci, nous pouvons citer la mise sur pied, en 2022, d’un Réseau francophone international en conseil scientifique (RFICS), financé par le Fonds de recherche du Québec (FRQ). Celui-ci a pour but « d’augmenter les capacités de conseil scientifique aux gouvernements dans l’espace francophone. »
Doit-on remettre en question de la définition de preuves ou de données probantes ?
Même si des améliorations sont possibles, voire souhaitables, via les différentes propositions explicitées précédemment, des questionnements sur ce mouvement d’EBPM ne devraient pas être ignorés. La première question importante semble être celle de la définition de preuves ou de données probantes. Effectivement, les chercheurs mettent en avant la rareté des situations où une donnée probante serait acceptée de manière absolument catégorique et ne subirait aucune sorte de contestation, débat ou interprétation (Montpetit, 2016). De plus, on remarque que le type d’information initialement considérée comme donnée probante se limitait aux résultats d’analyses scientifiques rigoureuses. Au fur et à mesure du développement du mouvement d’EBPM, d’autres types d’informations ont commencé à rejoindre ce label de donnée probante (French, 2018), par exemple l’expérience des individus, des usagers des politiques publiques, ou encore la mémoire institutionnelle (Smith-Merry, 2020). Ce développement du concept vers une ouverture à de l’information apportée des acteurs variés et ne répondant pas forcément aux critères de la recherche scientifique montre l’importance grandissante accordée à la bonne implémentation des politiques publiques ainsi qu’à leur acceptation par les personnes régulées (Braun & Busuioc, 2020). Cela traduit la nature inévitablement politique de l’EBPM. Bien que cette dimension soit généralement mise de côté par les défenseurs de l’EBPM, on constate que les réalités politiques liées à la prise de décision ne peuvent pas être évacuées dans la pratique. Ainsi, la théorie des EBPM s’est adaptée à la réalité de terrain. Dans l’optique d’une utilisation optimale des résultats de la recherche scientifique par les décideurs, il apparaît donc souhaitable que soit identifiés et valorisés les différents types d’apports informationnels qui peuvent alimenter l’écriture des politiques publiques. Cet objectif peut être atteint si les définitions différenciées des données probantes sont reconnues et prises en compte par les communautés scientifique et politique. De plus, les décideurs doivent rester à l’affut des nouvelles sources informationnelles qui peuvent contribuer à l’utilisation efficace de la recherche scientifique dans les développements de leurs politiques publiques.
Bibliographie
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